C'est tout de même un pays merveilleux cet endroit du monde où un quotidien, en l'occurrence Le Devoir, peut proposer dans son édition du week-end de réfléchir à la pertinence de la non mixité dans des luttes sociales et féministes. Ce 8 décembre 2015 des féministes organisent une « Criss de grosse manif de soir non mixte », un délicieux québéquisme que l'on pourrait traduire par : et les filles, ce soir on va leur montrer lors d'une sacrée fichtre grosse marche, de quoi on est capables !
Mais ces actions de femmes féministes provoquent encore beaucoup d'agressivités et d'insultes de la part des hommes. En avril 2015, une précédente initiative organisée par les Hyènes en jupons, avait déclenché des réactions émotionnelles fortes, et même excessives de la part de la gent masculine hétérosexuelle, dont le Devoir nous apprend qu'on l'appelle "cisgenre" (humains nés de sexe mâle et s’identifiant au genre masculin). Ce 7 avril, la jeune Laura, étudiante en sciences humaines, s'en souviendra longtemps : "Au début, le 7 avril, j’étais très enthousiaste. Mais très vite, les gens [qui voyaient passer le cortège] se sont mis à nous insulter. Des policiers ont tenu des commentaires très déplacés, on a entendu des “retournez dans vos cuisines” ! Ça montre à quel point ça dérange !"
Ces réactions violentes se nourrissent aussi au lait de la peur. Moi qui ne suis plus toute jeune, je me rappelle cette visite à la Librairie des femmes en 1981 avec un ami étudiant. Je menais des recherches sur l'histoire de l'avortement en France pour mes études de Droit public. Arrivés devant le célèbre magasin, il était alors rue de Seine, tout près de Saint Germain des Prés à Paris, je m'apprête à pousser la porte, tandis que Marc s'écarte brusquement sur le trottoir, en glapissant "ah non, je n'entre pas, je vais me faire lyncher !". Cet "entre-femmes" promu alors par Antoinette Fouque et ses compagnes de lutte pouvait terroriser même un militant aguerri...
La Librairie des femmes dans les années 1980
Depuis ces années 1970/1980, les féministes ne cessent de débattre de l'opportunité de s'ouvrir ou non aux hommes. Le Devoir semble de l'avis de celles qui ne veulent pas des hommes : "pour les féministes, s’organiser sans les hommes est un moyen d’autodétermination politique important, qui permet de garder le combat des femmes entre leurs mains", écrit la journaliste Sophie Chartier. Pourtant le féminisme occidental a navigué entre refus et adhésion à la mixité. Le sociologue Alban Jacquemart, (chercheur à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Paris, et auteur de la thèse « Les hommes dans les mouvements féministes français (1870-2010) - Sociologie d’un engagement improbable ») rappelle qu'en France ou en Russie, au 19ème siècle, le féminisme fut théorisé aussi par des hommes, tels Léon Richer, Jean-Joseph Renaud ou Nicolaï Gavrilievitch Tchernichevsky. Avant que les Suffragettes au début du 20ème siècle ne réalisent qu'elles ne pourraient faire avancer leurs droits qu'en excluant leurs compagnons, et parfois avec violence. "
Contre les hommes. Tout contre
"Certaines féministes radicales ont alors parfois des discours ou des écrits très violemment anti-hommes, clairement misandres. Mais, dans les faits, elles ne s’organisent pas nécessairement en non-mixité. Les journaux qu’elles publient ou les groupes qu’elles créent sont généralement ouverts à des hommes. Leurs discours sont plutôt dirigés contre les hommes réformistes alliés des féministes, désignant ceux-ci comme traîtres à la cause. Ce sont davantage les affiliations politiques des hommes réformistes qui sont critiquées plutôt que les hommes en eux-mêmes. Madeleine Pelletier écrit que « le féminisme n’a comme concours masculins que les très jeunes gens dont on ne veut pas encore ailleurs ou les vieux qui, à tort ou à raison, ont été repoussés des autres partis. Ni les jeunes ni les vieux ne sont sincères, ils veulent seulement se faire connaître pour nous lâcher à leur première réussite ailleurs », explique Alban Jacquemart dans la revue en ligne et papier Article 11.
Les partisanes de l'entre-femmes peuvent trouver une expérience fondatrice dans cette extraordinaire grève des Islandaises en octobre 1975, lorsque 90% d'entre elles décidèrent un jour off à la maison comme au travail.
"Grandir et évoluer en tant qu’homme n’inclut pas — ou très peu — l’expérience de refus ou de rejet"
Aujourd'hui, le combat pour les droits des femmes divise encore sur les stratégies : éviter les hommes ou se les mettre dans la poche et avancer avec eux. Pour Le Devoir, les tenantes de la non mixité s'appuient sur de solides arguments : "En tant que membres du groupe dominant, il est difficile pour les hommes qui souhaitent se joindre au mouvement de comprendre le refus de leur présence par les féministes. Car grandir et évoluer en tant qu’homme n’inclut pas — ou très peu — l’expérience de refus ou de rejet. Les hommes sont partout, précise la coordonnatrice de la Table de concertation de Laval en condition féminine et auteure, notamment, d’un Manuel de résistance féministe, Marie-Ève Surprenant. La société actuelle est déjà organisée en non-mixité masculine. Tout est pensé en fonction des hommes, et les femmes qui souhaitent y prendre part doivent se soumettre à ce modèle. » Mais plutôt que d'être dans l'affrontement, pourquoi ne pas mettre les hommes du côté de la marche pour l'égalité entre les sexes propose ONU FEMMES avec sa campagne planétaire HeForShe ?
"Nous avons besoin d'hommes engagés qui, à leur tour, pourront convaincre d'autres hommes d'agir dans le bon sens"
Ce sont d'ailleurs les mêmes postulats qui animent les non mixtes aux mixtes. En ces temps de régression pour les droits des femmes, de crise économique qui frappe d’abord les femmes (elles constituent 70% des pauvres dans le monde), la marche vers l’émancipation passera aussi par les hommes : « Nous avons besoin d'hommes engagés qui, à leur tour, pourront convaincre d'autres hommes d'agir dans le bon sens », insiste Phumzile Mlambo-Ngcuka, la Directrice exécutive, sud-africaine, de ONU FEMMES. « Parce que, pour l'instant, ce sont encore les hommes qui décident et qui bloquent les femmes, dans leurs carrières par exemple, dans la vie politique, dans les choix pour les enfants, et donc vous avez besoin d'hommes engagés qui, à leur tour, pourront convaincre d'autres hommes d'agir dans le bon sens. Pour que les hommes finissent par se dire par exemple : "non je ne vais pas me marier avec une enfant". Nous avons besoin d'hommes prêts, aussi, à en découdre avec leur employeur si les salaires entres hommes et femmes ne sont pas égaux.»'
Dans son mémoire "Du « nous femmes » au « nous féministes » : l’apport des critiques anti-essentialistes à la non-mixité organisationnelle", Stéphanie Mayer, doctorante en science politique à l’Université Laval, et elle même féministe 'non-mixte' mais tout de même critique, constate : "Les espaces politiques non-mixtes entre « femmes » représentent, en raison de l'autonomie qu'ils permettent d'acquérir, un mode d'organisation qui s'est avéré efficace pour mener des luttes en faveur de la liberté. Ce type de rassemblement se constitue sur la base du « Nous femmes » qui fait l'objet depuis près de trois décennies de nombreuses résistances de la part des féministes post modernes et poststructuralistes. Ces critiques de l'essentialisme remettent en cause les fondements du « Nous femmes » et ébranlent, par le fait même, le mode d'organisation en non-mixité construit sur l'identité « femmes »."
Une québécoise 'Hyène en jupons', très fâchée n'affiche elle aucune doute : "C’est sûrement déjà arrivé à toutes les féministes hétérosexuelles. Je n’ai pas un parcours de dating très impressionnant; j’ai eu le même chum pendant (trop) longtemps et j’ai un chat bin bin doux. Mais des hommes qui tentent de jouer la carte du «vraiment cool que tu sois féministe, je respecte ça énormément, moi aussi je le suis !» pour s’attirer mes bonnes grâces en tant que potentielle fréquentation full-féminiss, j’en ai vu passer quelques uns. Et vous ?"
Bannière de la Criss de grosse manif de soir non mixte
Les organisatrice de l'événement du 8 décembre 2015 à Montréal assument leurs choix :
"Parce que nous en avons besoin: une manif par les femmes pour les femmes. Entre nous, nous luttons.
Le patriarcat, le racisme, colonialisme, la culture du viol, le sexisme ordinaire et plus encore nous oppriment.
En ces heures où l'austérité sévit et touche particulièrement les femmes, une occasion de se retrouver entre militantes pour la cause afin de montrer notre mécontentement. Par ailleurs, il s'agit d'une bonne occasion de faire valoir notre appui et les enjeux concernant les femmes autochtones.
Manifestation non-mixte transinclusive et appel à différents contingents; LBTQA+, femmes racisées.
Les hommes cisgenre ne seront donc pas les bienvenus."
Le débat fait rage et prend des relents nauséabonds sur la page Facebook des manifestantes... De quoi leur donner raison, n'est-il pas ?
Les commentaires récents